Hyperfiction

Here after are two articles on Alok Nandi’s works – in French.

www.urbicande.be – a web mise-en-scène by Alok Nandi
from 1995 to 2003

An article in French about this work.

Sur les sentiers d’Urbicande

Le site “urbicande.be” est actuellement, dans le foisonnement des sites Internet, l’un des plus intéressants. En gros, il existerait trois types de sites dédiés à la bande dessinée. La majorité remplit la fonction de catalogues consultés à domicile, ou au lieu de tourner les pages, vous faites défiler les écrans. L’objectif est clair : informer (afin d’inciter à l’achat) de la manière la plus fonctionnelle. On ne leur demande d’ailleurs rien de plus, sinon que pensés dans la tradition de l’édition selon le papier, ils ignorent les potentialités du médium dont ils sont faits.

D’une autre nature sont les sites qui savent que la BD n’est grande que lorsqu’elle se nourrit de ses spécificités, qui savent aussi l’incompréhension persistante dont elle a souffert, et qui, instruits de cela interrogent les ressources du nouveau médium. Par exemple “Coconino World” 1, où quelques jeunes dessinateurs explorent les possibilités de Bandes dessinées en ligne.

La Cité des rencontres
Dans un autre registre, il y a “Urbicande” 2, site réalisé à partir du travail que François Schuiten et Benoît Peeters mènent depuis quinze ans. Un processus qui conduit la bande dessinée la plus traditionnelle aux technologies les plus récentes 3. Dès ses premiers écrans le site ouvre aux interprétations les plus diverses. C’est en effet une de ses particularités que d’accueillir la pluralité des collaborations extérieures, fussent elles délibérément obscures. Au moment où j’écris ces lignes, on y trouve une contribution hollandaise, motivée du fait que Schuiten ait été choisi comme concepteur-adjoint à l’architecte du futur Musée de la Bande dessinée à Groeningen – au détour, vous y trouvez un hommage original à Little Nemo. Ailleurs vous découvrez un hommage musical au site, voire une adaptation théâtrale 4. Si vous penchez du côté scientifique, une enseignante de La Réunion vous initie aux équations et à la progression mathématique du réseau. Puis le dossier critique d’un chercheur universitaire, sceptique quoi que sous le charme. Un dictionnaire où les informations historiquement vérifiables côtoient les fictions les plus délirantes (on aimerait à le penser, mais est-ce si sûr ?). Enfin la version portugaise du site, qu’aucun de nous n’aurait l’idée de consulter. Erreur, puisqu’elle reste l’unique porte d’accès vers l’ancien site, rangé aux oubliettes !

Variations, prévisibilité, aléatoire
Il faut un courage certain pour minimaliser ainsi un site dont chacun s’accordait à penser qu’il était exemplaire. Mais telle est sa vie, qui redistribue peu à peu les configurations, déplace ou enlève telle ou telle section, modifie tel ou tel accès. Bref, il évolue, et se démarque par là du CD-Rom. Une section réservée aux “Lieux de passage”, tributaire des propositions envoyées par les visiteurs. Ainsi la récente collaboration avec l’Université de Louvain-La-Neuve, rebaptisée Urbicande la Neuve, qui permet “d’explorer de nouvelles pistes narratives à la croisée de l’artistique et du scientifique, du virtuel et du réel”. En fait, des caméras en temps réel incrustent des passants (réels) aux images des lieux redessinés (tout en fiction) par Schuiten.

Au sein de cette mouvance, il n’y a aucun rapport prévisible entre là où vous cliquez, et là où quelque chose de fondamental se passe. Ainsi à la section intitulée “Le réseau des réseaux”, la partie gauche de l’écran est occupée par l’image d’une jeune femme suspendue dans le vide à un filin, au cinquantième étage d’un building : vous avez beau cliquer sur chaque détail supposé signifiant (la chaussure qui se détache, la corde, le spectateur d’en bas, etc) rien n’y fait. Il faut tenter chaque indice, fut-il peu signifiant, souvent en vain. Car, pour surprendre mais aussi aux fins d’intéresser de futurs lecteurs familiers de Sega et Nitendo, l’esprit du site se nourrit des meilleures stratégies des consoles de jeux.

Après quelques heures de navigation cependant, l’imprévisible ne suffit plus puisque l’on commence à mémoriser les astuces. C’est le temps qu’il faut pour se rendre compte qu’une partie du site – non prévisible, certes – obéit à l’aléatoire. Qu’un même stimulus donne des réponses diverses, qu’une même icône ouvre à zones différentes, ou que des lieux différents sont accessibles via une même entrée. Ainsi, dans le bandeau des renvois réguliers, vous trouvez une icône formée d’un point d’interrogation lié à un point d’exclamation, aboutissant à une série de définitions aussi poétiques que mystérieuses, par exemple “Le cube : réseau n’est pas raison”, ou “Le verre : le liquide devient solide”, dont l’ordre d’apparition à l’écran relève de l’aléatoire. Il arrive donc qu’il faille ainsi épuiser toutes les possibilités avant de revenir sur une définition, comme il est statistiquement possible qu’elle surgisse deux fois de suite !

L’écriture en oignon
Alok Nandi, le réalisateur multimédia responsable du site, se greffe sur la structure de départ avec mission de la faire croître, tout en étant prié d’être aussi créatif – et rigoureux – dans son domaine que Schuiten et Peeters le sont dans le leur. Il reçoit d’ailleurs carte blanche, leur complicité réciproque garantissant la cohérence d’ensemble. Ce serait comme des poupées russes, sauf qu’il s’agit de sphères tournoyant les unes dans les autres : un labyrinthe, une structure en oignon, où vous sautez d’une couche à l’autre en tournant.

De l’écriture “texte-image” relative à la Bande dessinée, on passe au “langage scriptaudiovisuel” 5 typique du ouèbe. Et même un peu mieux dans la mesure où les défauts de ce dernier sont non seulement pris en compte, mais transformés en avantages, ce qui rend ce site si particulier. On connaît le parc des machines, la diversité de leurs performances. “Urbicande” en tient compte, ayant soin de prévoir plusieurs niveaux d’accès aussi satisfaisants les uns que les autres, que vous soyez technologiquement bien pourvu ou pas. De même, chacun regrette les lenteurs de chargement : il suffit (!) d’en tenir compte, de créer l’animation prenant le paramètre en considération. Il en va de même avec le son et les animations sophistiquées, le site étant conçu pour être arpenté avec ou sans.

Les bandes dessinées de Schuiten/Peeters sont donc des réservoirs d’images dans lequel le réalisateur multimédia choisit tel fragment pour son potentiel sonore, tel autre pour son potentiel d’animation. Souvent, médium oblige, il ignore le phylactère, autant que le sens original de l’image (c’est-à-dire la continuité narrative de l’album). On assiste alors, avec d’autres moyens, à la mutation de l’univers vers des zones qui lui étaient inaccessibles. Une re-création, à partir des contraintes et des particularités du nouveau médium. Et c’est avec le plus grand des plaisirs que l’on revient ensuite aux imprimés, comme après un beau voyage.

Article de Vincent Baudoux paru dans la revue 9e Art

Voir aussi le site du collectif EBBS et le dictionnaire obscur

LE MONDE DES LIVRES | 06.05.04 | 17h06

Lorsque paraît, en 1983, Les Murailles de Samaris, premier opus des Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters, nul n’aurait prédit l’engouement suscité sur la Toile dès 1996 par cette série (13 tomes parus à ce jour chez Casterman), où les individus évoluent au sein d’un univers parallèle et dont les enjeux leur échappent. “Si nous nous sommes passionnés pour les possibilités créatives d’Internet, c’est peut-être parce que notre album La Fièvre d’Urbicande, paru en 1985, décrivait un réseau non sans rapports : une structure cubique proliférante, qui reliait toute une ville”, explique Benoît Peeters.

Urbicande.be “s’est développé sous forme de labyrinthe narratif et propose plus 1 400 pages Web et des dizaines de séquences animées”, confirme Alok Nandi, l’un des complices des auteurs, chargé de la mise en scène sur le Net. Le passage du monde clair au monde obscur ne lasse pas de captiver nombre d’internautes (10 000 visites mensuelles), qui ont créé leurs propres sites, “remarquablement inventifs”, regroupés sur ebbs.net, comme Luminas, le journal qui jette un pont de lumière entre les deux univers, non dénué d’humour (lire dans le n° 4 les “Essais des trottoirs roulants à Pâhry”). Pour la parution de La Frontière invisible (tome 2), urbicande.be s’apprête à bénéficier d’une “actualisation importante, créative et informatique”, annonce Benoît Peeters. De quoi gagner de nouveaux adeptes, prêts à naviguer dans l’enchevêtrement du Réseau.

Anne Guillard
Lemonde.fr